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13 octobre 2021

Vulnérabilité et disponibilité à l’Esprit Saint

Ce texte de Nathalie Roberge, OP, a été préparé dans le cadre de la programmation de l’automne 2021 de la CRC autour de la thématique : « Retourner aux sources : le charisme et le prophétisme dans une vie consacrée en évolution. » D’autres ressources découlant de cette programmation sont disponibles sur notre site Internet ici.


Avec sœur Gaétane et frère Daniel, nous venons de réfléchir au charisme de la vie consacrée et à sa dimension prophétique. Dans la continuité de leurs interventions, j’aimerais approfondir avec vous deux éléments qui ont émergé lors de l’Assemblée Générale, en mai dernier : le constat de la vulnérabilité de nos communautés et la conscience qu’il importe, plus que jamais, d’être disponible à l’Esprit Saint.

Ces deux réalités se sont exprimées de différentes manières au cours de l’Assemblée Générale. Je retiens une phrase, tirée de la compilation des interventions du 27 mai 2021, qui résume bien, à mon avis, l’essentiel de vos propos sur le sujet : « Nos vulnérabilités sont des pierres de touche pour mieux avancer dans et avec l’Esprit ». L’expression est magnifique. Elle est porteuse d’un dynamisme de vie. En peu de mots, vous avez réussi à traduire à la fois votre lucidité face au réel et l’espérance profonde qui vous habite. Il me semble qu’il est prophétique d’avoir eu le courage de nommer la situation de vulnérabilité que nous vivons actuellement et, dans le même élan, d’avoir mis cette situation en dialogue avec un appel à s’ouvrir à l’Esprit Saint, qui est toujours à l’œuvre aujourd’hui. Je voudrais donc déballer avec vous cette intuition, en ayant, comme toile de fond, une question majeure : Comment notre vulnérabilité peut-elle nous permettre d’être des témoins prophétiques du Christ, au souffle de l’Esprit ?

  1. La face lumineuse de la vulnérabilité

De prime abord, il n’est pas évident d’affirmer que nos vulnérabilités sont porteuses de vie. Ce qu’on expérimente, en premier lieu, c’est la dimension négative de la vulnérabilité. Être vulnérable signifie être dans une situation de faiblesse ou de fragilité qui prédispose à être affecté, à vivre un manque ou une certaine dépendance. Ce n’est pas d’emblée rassurant, ni même épanouissant. D’ailleurs, dans l’histoire de la vie religieuse, les consacrés se sont sentis interpellés à se faire proches des personnes vivant une situation de vulnérabilité pour leur venir en aide. Ces situations ont été – et demeurent – un appel à se mettre en tenue de service.

Or, dans les interventions de l’Assemblée Générale, on assiste à un renversement de perspective. L’accent est d’abord mis sur la face lumineuse de la vulnérabilité. On nous invite, en tant que communautés, « à accueillir notre vulnérabilité comme une grâce » (compilation du 28 mai 2021). C’est particulièrement interpellant ! Ce qui ressort de cette affirmation, c’est la nécessité de poser un regard de foi sur nos vulnérabilités, non pour s’y complaire, mais pour en faire des tremplins vers l’avenir. À ma connaissance, c’est un sujet qu’on a peu abordé ces dernières décennies et qui mérite notre attention. Au fond, ça rejoint le sens de nos vœux comme consacrés. Les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance que nous avons prononcé ont précisément pour but de creuser en nous la conscience de notre vulnérabilité, pour nous amener à nous confier à Dieu et à vivre, avec lui, le réel de notre quotidien.

On voit donc apparaître une des principales caractéristiques de la face lumineuse de la vulnérabilité, qui est de nous ouvrir à Dieu, de nous rendre attentifs à ses passages dans nos vies et disponibles à l’œuvre de son Esprit. À ce sujet, le pape François disait, le 7 juin dernier : « Les fragilités ne doivent pas être laissées de côté : elles sont un lieu théologique. Ma fragilité, celle de chacun de nous est le lieu théologique de la rencontre avec le Seigneur. » (7 juin 2021)

D’autres caractéristiques positives de la vulnérabilité peuvent aussi être mises en lumière. Outre la disposition intérieure à écouter l’Esprit Saint, la conscience de notre vulnérabilité nous dispose à voir les manifestations de la Providence divine et, par conséquent, à vivre dans une attitude de gratitude. Par ailleurs, l’expérience de notre vulnérabilité devient également occasion de s’ouvrir aux autres, d’entrer en relation, de créer des solidarités. Plus encore, elle est propice à stimuler notre créativité. Elle nous pousse à sortir de nos cadres habituels, à élargir nos horizons, à explorer des chemins nouveaux. Bref, ce sont quelques aspects qui nous invitent à accueillir notre vulnérabilité « comme une grâce ».

Évidemment, cette démarche d’accueil implique un recul face aux événements. Le travail de l’Esprit en nous se fait généralement dans le temps. Il s’entremêle avec nos tâtonnements, nos hésitations, nos résistances et même nos erreurs. Nous le savons d’expérience !

  1. La vulnérabilité dans l’histoire du Salut et dans l’histoire de nos communautés

Il serait intéressant de reparcourir ensemble l’histoire du Salut pour voir comment Dieu se révèle à travers des situations de vulnérabilité. Qu’on pense notamment à Abraham qui est sans descendance, à Joseph vendu par ses frères, à Moïse qui doit s’enfuir de l’Égypte, à Zacharie et à Élisabeth qui sont stériles, etc. Les exemples sont multiples. Mais d’un bout à l’autre de la Révélation, un fil rouge se dessine. Dieu fait une promesse à ces hommes et ces femmes en situation de vulnérabilité, une promesse qu’il répète comme un refrain : « Je serai avec toi ». C’est la seule certitude que Dieu donne à ceux et celles qu’il invite à marcher avec lui. Paul y fait écho dans la deuxième lettre aux Corinthiens : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » (2 Co 12, 9)

Si on avait plus de temps, il vaudrait également la peine de revisiter l’histoire de nos communautés. Il me semble qu’il est possible d’affirmer, sans se tromper, que nos communautés sont nées dans la vulnérabilité. Il suffirait de relire les documents d’archives – les journaux, les lettres, etc – pour s’en convaincre. En général, nos fondateurs avaient peu de moyens. Mais ils ont accepté de laisser Dieu ouvrir la route devant eux. C’est à travers leur disponibilité à l’Esprit Saint, dans le terreau de leur vulnérabilité, que le charisme de nos instituts a pris corps. Cela a donné des fruits admirables de sainteté et des œuvres, qui continuent de traverser le temps.

Je pense, en outre, à toutes ces communautés qui sont venues s’installer au Canada, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, en raison d’un climat de persécution en France. À courte vue, c’était une épreuve incompréhensible. Mais à long terme, on constate toute la fécondité qui en a découlé pour notre pays – notamment au plan de l’éducation. Ces hommes et ces femmes ont risqué de rebondir dans l’épreuve et de se réinventer, en s’appuyant sur la grâce de Dieu. Et nous aujourd’hui ?

Comme le rappelait le pape François, le 17 mai dernier : « La vie consacrée est toujours un dialogue avec la réalité. » D’où cette invitation qu’il nous lance : « N’ayez pas peur des limites ! N’ayez pas peur des frontières ! N’ayez pas peur des périphéries ! Parce que c’est là que l’Esprit vous parlera. Mettez-vous “dans la ligne de mire” de l’Esprit Saint. » (Message pour la Semaine nationale des Instituts de vie consacrée en Espagne, 17 mai 2021)

  1. La vulnérabilité dans l’aujourd’hui de l’Église et de nos communautés

Actuellement, plusieurs d’entre nous vivent probablement avec le sentiment d’être impuissants et dépassés devant les réalités communautaires et ecclésiales, au point, peut-être, de se croire inutiles ou, pire encore, insignifiants. La situation de crise qui nous affecte depuis de longs mois – en raison de la pandémie de Covid-19, du scandale des abus sexuels, des découvertes liées aux pensionnats autochtones, … – nous fait vivre un temps de dépouillement radical, mais aussi un temps de mûrissement et de recentrement sur l’essentiel.

Un des constats qui émergent de cette période bouleversée est certainement la conscience que l’Église – et chacune de nos communautés – est plongée dans le mystère pascal. Non seulement l’Église vit du mystère pascal, mais elle vit le mystère pascal en sa propre chair ! Les mots de Marie de l’Incarnation prennent tout leur sens dans notre contexte : « On goûte les fruits de la croix sans sortir de la croix ». (Lettre XCIII, p.265)[1]

De cette fréquentation du mystère pascal, quels sont les appels de l’Esprit qui surgissent ? Nous pouvons sans doute donner des réponses différentes selon les charismes de nos instituts et nos charismes personnels. Pour soutenir notre démarche de discernement, je nous propose de contempler, l’espace de quelques lignes, l’événement de la dernière Cène.

  1. La vulnérabilité du Christ

Le Christ lui-même a fait l’expérience de la vulnérabilité, du dépouillement extrême. Cette expérience trouve son apogée à la croix, qui scelle violemment sa mort. À vue humaine, la vie du Christ se termine sur un échec. Pour entrevoir la face lumineuse du scandale de la croix, il faut impérativement revenir au geste inouï que le Christ pose le soir de la dernière Cène.

Alors qu’il pressent que sa vie s’achève, le Christ met en œuvre toute sa créativité pour accomplir sa mission. Sous la mouvance de l’Esprit Saint, il prend du pain et du vin, il les présente au Père, lui rend grâce et s’en remet tout entier à lui, dans la confiance. Dans le même élan, il offre sa vie pour le salut de la multitude, faisant de tout être humain un frère et une sœur, qu’il désire unir en un seul corps. Au cœur de sa vulnérabilité, le Christ fait éclater les frontières de l’espace et du temps pour aller jusqu’au bout de l’amour – un jusqu’au bout qui nous rejoint aujourd’hui, dans notre réel. C’est ce qui s’actualise à chaque Eucharistie.

Comment l’attitude du Christ à la dernière Cène peut-elle nous inspirer aujourd’hui ? Au cœur de nos vulnérabilités, nous avons la possibilité de revivre le geste du Christ. Avec le Christ, nous pouvons risquer de nous en remettre avec confiance au Père. Avec le Christ, au souffle de l’Esprit, nous pouvons oser nous ouvrir à tous ceux et celles qui nous entourent, au point de développer une « culture de la rencontre » (Fratelli Tutti, n°30). Avec le Christ, nous pouvons supplier l’Esprit de nous rendre créatifs dans la manière de rompre le pain de notre vie au quotidien, pour apporter la vie au monde.

En somme, l’intuition que vous avez eu à l’Assemblée Générale de considérer « nos vulnérabilités [comme] des pierres de touche pour mieux avancer dans et avec l’Esprit » rejoint le geste prophétique du Christ à la dernière Cène. Votre intuition exprime le désir d’apporter une réponse concrète à la demande du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi… ». De sorte que l’on pourrait dire que « nos vulnérabilités sont des pierres de touche pour mieux avancer dans et avec l’Esprit », en mémoire de Lui.

Le numéro 285 du document d’Aparecida revêt un éclat nouveau dans cette optique : « la vie dans l’Esprit ne nous enferme pas dans une intimité commode, mais nous convertit plutôt en personnes généreuses et créatives, heureuses dans l’annonce et le service missionnaire. Elle fait de nous des êtres, engagés par les appels de la réalité, capables de trouver une signification profonde à tout ce qu’il nous faut faire pour l’Église et le monde. » (Aparecida, n°285)

Conclusion

Il est heureux que nous puissions nous entraider mutuellement à lire les signes des temps et à vivre toujours davantage sous la mouvance de l’Esprit Saint. L’expérience des conversations synodales que nous vivons depuis plus d’un an est, en ce sens, un soutien sur le chemin de notre suite du Christ.

Certes, la réalité actuelle nous rappelle clairement que, comme consacrés – et plus fondamentalement en tant qu’êtres humains – nous sommes inachevés (Catéchisme de l’Église Catholique, n°302). Nous faisons partie de la création qui gémit en travail d’enfantement (Rm 8, 22). Cependant, la conscience de notre vulnérabilité nous permet de nous ouvrir toujours davantage au don de Dieu. Elle nous dispose à accueillir l’Esprit Saint en nos « vases d’argile » (2 Co 4, 7).  

Comme nous y invite le pape François dans l’exhortation apostolique Gaudete et exsultate : « laissons l’Esprit Saint nous faire contempler l’histoire sous l’angle de Jésus ressuscité. Ainsi, l’Église, au lieu de stagner, pourra aller de l’avant en accueillant les surprises du Seigneur. » (Gaudete et exsultate, n°139)

Ensemble, le cœur ouvert aux « surprises du Seigneur », puissions-nous invoquer l’Esprit Créateur, l’Esprit Consolateur, l’Esprit qui donne lumière et force, pour avancer avec confiance. Car, comme le dit le pape François, « L’Esprit Saint est le reconstructeur de l’espérance. » (Pape François, 16 juin 2019)

[1] Il serait pertinent de relire, dans les Écrits spirituels et historiques de Québec, le passage où Marie de l’Incarnation raconte sa compréhension concernant l’Église canadienne, construite non de pierres, mais de personnes crucifiées. Voir XLVI, p.236-237.

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