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13 octobre 2021

Un lâcher prise prophétique ?

Ce texte de Nathalie Roberge, OP, a été rédigé en marge de la programmation de l’automne 2021 de la CRC autour de la thématique : « Retourner aux sources : le charisme et le prophétisme dans une vie consacrée en évolution. » Ce texte a cependant été proposé avec d’autres ressources découlant de cette programmation, ressources disponibles sur notre site Internet ici.


Il est presque banal de dire que la pandémie de covid-19 nous a pris par surprise. Nous le savons tous d’expérience ! Nos vies personnelles et celles de nos Instituts ont été bouleversées par ce virus et, malheureusement, le sont encore. Pour reprendre une expression entendue à quelques reprises et qui, sans détour, décrit la réalité : « nous avons perdu le contrôle ». Du jour au lendemain, notre quotidien s’est vu considérablement transformé. Plus tragique encore, des frères et sœurs qui nous étaient chers nous ont quittés, dans des conditions que nous n’aurions jamais imaginées, ni même souhaitées.

Au cœur de ce tremblement de terre viral, un désir fort s’est pourtant manifesté : celui de vivre. Avec des moyens souvent modestes, nous nous sommes ingéniés à prendre soin de la vie. Notre créativité s’est déployée tant au plan matériel, relationnel que spirituel. N’est-ce pas là le signe de notre capacité de résilience ? Il faut dire que la vie consacrée possède une longue expertise dans le domaine. À travers le temps et de diverses manières, elle a considéré comme une part de sa vocation de se mettre à l’écoute des besoins qui surgissent pour être au service de la vie.

Dans le processus actuel de résilience, une attitude spirituelle a peu à peu émergé au cours des derniers mois. Elle a maintes fois été nommée en termes de « lâcher prise ». Inspirante et dynamisante, l’expression est toutefois particulièrement moderne. Même les non-croyants l’utilisent. Pour traduire cette disposition spirituelle fondamentale, nos ancêtres dans la foi auraient probablement parlé d’acte d’adoration ou encore d’abandon à Dieu. Faut-il pour autant renoncer à utiliser la formule ? Si le « lâcher prise » a l’intérêt d’être intelligible aux oreilles de nos contemporains, il est sans doute utile de jeter un éclairage complémentaire sur sa dimension chrétienne et prophétique.

Dans le langage courant, lâcher prise évoque fréquemment le fait de décrocher momentanément du rythme effréné du quotidien pour profiter de la vie. On n’a qu’à se remémorer les publicités qui nous vantent les bienfaits des voyages, des bons repas, des spas, du yoga, etc., dans le but de retrouver un certain équilibre intérieur.

D’un point de vue psychologique, lâcher prise peut aussi signifier l’importance d’accepter ses limites, d’accueillir la différence de l’autre, de consentir à vivre ses deuils, d’habiter le moment présent. Selon nos cheminements particuliers, chacun de nous se voit un jour ou l’autre confronté à considérer ces divers aspects comme des pistes de croissance.

Sans nier les nombreux bénéfices des deux premiers niveaux de sens soulevés ici, notre suite du Christ appelle cependant un horizon plus vaste. Comment le lâcher prise peut-il faire de nous des baptisés et des consacrés unifiés et féconds ? À quelles conditions s’inscrit-il dans notre marche vers la sainteté chrétienne ? Sans être exhaustives, quelques pistes de réflexions sont susceptibles d’entretenir, voire d’enrichir la qualité de notre réponse spirituelle dans un quotidien bouleversé. 

D’emblée, il apparaît essentiel de situer le lâcher prise dans une perspective relationnelle. L’accent premier est ainsi mis sur les liens de communion qui tissent notre existence – avant même les structures qui les soutiennent. Vu sous cet angle, le lâcher prise concerne fondamentalement l’ouverture à l’autre[1]. Il constitue une invitation à risquer la confiance au point de se laisser atteindre et déplacer par la réalité qui est la sienne, ce qui implique généralement l’oubli de soi, voire le don de sa vie.

Si ce dynamisme du lâcher prise s’exprime concrètement dans nos rapports fraternels en société – et spécialement dans notre être ensemble en tant que communautés religieuses – il prend toutefois sa source et son sens ultime en Dieu qui est Père, Fils et Esprit Saint. Peut-être est-il plus que jamais nécessaire de redécouvrir à quel point la communion trinitaire façonne notre manière prophétique d’être au monde.

En Dieu, chacune des personnes divines est tendue vers l’autre, dans un amour qui va jusqu’au don total de soi. C’est là l’être même de Dieu. Or, c’est précisément de cette communion qu’émane le mystère de l’Incarnation. Le Père envoie son Fils sur la terre, et le Fils consent à cet abaissement afin de nous entraîner avec lui, dans ce mouvement trinitaire de don et de communion.

Certes, il serait inapproprié de parler de lâcher prise en Dieu. En lui, tout procède de la liberté de l’amour. Nulle prise ne fait obstacle à la vie. Cela dit, il n’en demeure pas moins que la révélation du mystère trinitaire éclaire notre propre lâcher prise. Elle l’oriente résolument dans le sens de la liberté de l’amour, une liberté qui passe par un don radical de soi, en vue du Royaume. Plus encore, nous découvrons que nous ne sommes pas laissés à nous-mêmes dans ce processus de désappropriation. Depuis que le baptême nous a greffés sur le Christ, la Trinité elle-même nous accompagne et nous soutien. Cet « être avec nous » se réalise de différentes manières. Qu’il suffise d’évoquer la présence de l’Esprit Saint qui, au milieu des défis quotidiens, nous apporte lumière et inspiration. Difficile également de passer sous silence le don de l’Eucharistie réalisé le Jeudi saint. À travers ce mémorial, c’est l’acte même de dessaisissement accompli par le Christ sur la croix qui s’actualise, un acte auquel nous sommes conviés à nous unir personnellement. Faut-il d’ailleurs redire que cette folie d’amour débouche sur la plénitude de vie qu’est la résurrection?

En matière de lâcher prise, nos fondateurs et fondatrices se révèlent des témoins réels et inspirants. Ils ont eu leur lot d’épreuves, mais aussi de rebondissements prophétiques. Il serait sans doute à propos, en ce temps de pandémie, de revisiter leur héritage pour y retrouver les perles spirituelles propres à stimuler notre marche dans la foi[2]. Pour ne citer qu’un seul exemple, qu’il suffise de rappeler une lettre de monseigneur de Laval où, confronté aux vues divergentes de son successeur, il lève le voile sur la profondeur de son attachement au Christ : « Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre; si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et à le laisser faire[3]. »

« Lui être fidèles et le laisser faire » : l’expression est splendide! Elle met en lumière à la fois la dimension active et passive du lâcher prise. Ne nous redit-elle pas, en somme, que le sommet de cette attitude consiste à s’ouvrir à l’Autre, au point de s’en remettre totalement à lui ? Dans ce sens, la crise actuelle peut devenir occasion de redonner un souffle nouveau à l’acte de remise confiante de nous-même réalisé au jour de notre profession religieuse. C’est probablement à ce prix que nous serons prophétiques, même au cœur de la pandémie.

[1] L’ouverture à l’autre est une des interpellations majeures du pape François dans l’exhortation apostolique Fratelli Tutti.
[2] Serait-il pertinent d’élargir la démarche jusqu’à constituer un recueil de textes intercommunautaires ?
[3] Mgr François de Laval, Lettre à Monsieur Milon, automne 1689.

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